Cette curieuse grille n’est pas un code secret d’espionnage, ou le mode de lecture d’une prophétie de Nostradamus. Il s’agit tout simplement du document sans doute le plus ancien de l’art d’accommoder le verbe, exhumé dans les ruines de Pompéï. De droite à gauche ou de gauche à droite, comme de haut en bas ou de bas en haut, on retrouve les mêmes mots, dont voici la traduction : SATOR (le laboureur)/ AREPO (c’est son patronyme)/ TENET (prend)/ OPERA (soin)/ ROTAS (des roues-(de sa charrue)). Incroyable, non ?
Tout aussi fabuleux peut-être l’historique des mots croisés. Après cette première romaine que l’on vient d’évoquer, il faudra attendre près de vingt siècles pour voir apparaître nos grilles modernes. C’est le 21 décembre 1913 que le journaliste et violoniste Arthur Wynne fait paraître dans le New York World une première énigme, sous forme de losanges, qu’il baptise du nom de Fun’s Word-Cross Puzzle. Voilà pour le titre, qui restera définitivement acquis, et même le plus médiocre des anglophones – dont je fais sans doute partie – aura identifié le mot « mot » (« word »), et, je crois, « croix » avec « cross ».
La forme va évoluer et notre artiste-journaliste (les deux fonctions sont-elles incompatibles ?) transformera le losange en carré et introduira, pour séparer les mots, la case noire (qui n’est pas de l’oncle Tom). Ce nouveau divertissement va franchir l’Atlantique, et après un relais en Angleterre, apparaît en France en 1924. Et notre esprit franchouillard et voltairien va s’emparer de ce nouveau joujou à prétention intellectuelle et s’en donner à cœur joie pour peaufiner des définitions sophistiquées et si possible drôles, quitte à sacrifier les codes anglo-saxons qui favorisent plutôt l’esthétique et la symétrie des grilles.
On se souvient également que des grilles de mots croisés servirent de méthodes de codage dans la Résistance. Parmi les illustres promoteurs de cette nouvelle passion, dans laquelle le verbe devient cher, il faut citer Tristan Bernard qui publie en 1925 ses Problèmes de mots croisés, imité par Renée David qui fonde la première revue spécialisée Le Journal des Mots Croisés, après avoir remporté le concours organisé pourles cruciverbistes, par Tristan Bernard. C’est d’ailleurs à elle que l’on doit la célèbre définition, sans doute assez appréciée à l’époque mais qui a peut-être aujourd’hui des allures de pétard mouillé : « Vident les baignoires et remplissent les lavabos ». En 9 lettres bien sûr, on pense à « Entractes » ! Quelques variantes vont apparaître avec l’importation en 1969 du mot fléché allemand par Maître Capello, (alias Jacques Capelovici), qui va d’ailleurs en améliorer la formule. Et puis bien sûr, l’apparition de l’informatique et le développement des logiciels transformera la donne à la fois en améliorant la qualité des performances intellectuelles pour les mots rares et les définitions biscornues, mais aussi malheureusement en privant le cruciverbiste de savoureux moments de recherche par la facilité d’un résultat immédiat. Sans être bien sûr exhaustif, il faut citer quelques grandes figures de verbicrucistes : Tristan Bernard (1866-1947) est connu pour ses talents de romancier et auteur dramatique, à l’humour quelque peu caustique. Il fut malheureusement victime des nazis puisqu’il fut interné à Drancy (et libéré grâce à la médiation de Sacha Guitry et d’Arletti).
On lui doit le petit bijou de cette riche et brillante définition : « Suit le cours des rivières ». La réponse est… « Diamentaire » ! Plus proche de nous Max Favalelli (1905-1989, animateur bien connu de l’ancienne émission « Des chiffres et des lettres », et qui avait la passion du jeu de mots – et peut-être du jeu tout court – avec cette devinette en 4 lettres : « Ne va plus à Monte-Carlo »… Solution : RIEN. Ce brio dans l’art du mot croisé fera peut-être oublier sa réflexion quelque peu lamentable lorsqu’il critiquait l’auteur de cette pièce très antimilitariste qu’est « l’équarissage pour tous » en parlant de Monsieur Viandox (habituellement appelé Boris Vian).
Pour Robert Scipion, vieux de la vieille au Nouvel Observateur, on prend quelques années en se faisant des cheveux blancs sur son énoncé : « Du vieux avec du neuf » en 11 lettres. Vous aviez deviné : NONAGÉNAIRE. Et puis, bien sûr, l’incontournable Michel Laclos, du Figaro, disparu en 2013, et dont les grilles paraissent encore ; on lui doit entre autres cette boutade mi-artistique, mi-zoologique : « Risque d’être mal comprise à l’opéra ». Il fallait répondre : DÉRATISATION.
Ce sera le mot (croisé ?) de la fin.
Bonne lecture.
Georges.